Dans une excellente tribune publiée par le Monde datée du Lundi 12 Octobre, Pierre Baqué, Conseiller d'Entreprise, retrace l'évolution de l'entreprise qui selon lui « en perdant sa peau s'est vidée de sa substance », ou en d'autres termes qui à force d'externalisation a rendu vide de sens la notion d'interne ou d'externe.
L'entreprise n'est plus ce corps social qui visait parmi d'autres objectifs la recherche de profit et le service à des clients. Cette « chose » fondée tout autant sur le développement d'un groupe autour d'un projet partagé et autour de valeurs et d'expériences communes. Un groupe soudé par exemple autour d'un mythe fondateur lié à des pionniers, inventeurs,… (comme chez Dassault, Alcatel, Accor…), d'un métier ou d'une technologie (comme pour Alstom, Saint Gobain,…), d'une fonction sociale (cf. La Poste, France Telecom, EDF,…), d'avantages acquis diront les mauvaises langues.
Comme le souligne Pierre Baqué, l'entreprise en tant que corps est exsangue au sens propre et figuré. Vidée de son sens, car la satisfaction de l'actionnaire et celle du client semblent être devenues ses principaux si ce n'est ses seuls enjeux aujourd'hui. Vidée de son rôle de corps social, puisque le « Nous » auquel on s'est si longtemps référé ne voudrait plus rien dire : l'entreprise est définie par une chaine de création de valeur, mais ceux qui y participent n'en sont pas nécessairement salariés (Fabrice Brégier explique par exemple qu'Airbus comme son concurrent utilise plus d'ingénieurs sous-traitants externes que de salariés). Dont acte, l'entreprise se viderait… de son sens et ne pourrait plus offrir à ceux qui la composent un sens à leur action en son sein. Il y a là à première vue un constat inquiétant et déprimant. En France où le travail est statutaire, on imagine ce que cela peut générer de déstabilisation pour les collaborateurs. On comprend aisément les tensions sociales, le refus de changer, le pointage des suicidés,…
En outre, il y a une deuxième raison plus technique de se sentir mal et qui passionne moins parce que c'est une question d'outils. J'ose reprendre le mot de souffrance que j'entends souvent chez mes prospects. Les collaborateurs n'arrivent pas à faire leur travail, et cela est effectivement horrible à vivre : être payé pour faire un travail qu'on ne peut pas faire. Les objectifs sont vécus comme irréalistes ou arbitraires, difficilement réconciliables avec la vision ou la stratégie globale et trop souvent se résumant à « faites plus, faites plus vite, faites moins cher, faites mieux,… ». Il s'ajoute que ces « objectifs » sont distribués par un management qui ne nous connait plus et avec qui nous collaborons de moins en moins (pour cause d'entreprise étendue). Et cela se conjugue avec une explosion des informations à traiter, produites par des systèmes ou par des correspondants (on ne sait plus comment les désigner) de plus en plus nombreux et difficiles à connaitre. Enfin et en plus, le collaborateur doit utiliser plus de dix applications différentes pour travailler (Debra Logan du Gartner Group annonçait à Londres le mois dernier une moyenne de 14 applications différentes). Volumes, zapping, incohérence,… ça tourne la tête.
Comme tout problème, il peut se regarder avec les yeux d'hier ou ceux de demain. Mais avons-nous le choix ? A l'instar d'Oscar Wilde je pense qu'il faut être optimiste, au moins par héroïsme.
Sur le manque de sens (et je remercie Antoine Rebiscoul, Délégué Général de l'ANVIE, pour sa brillante présentation sur la marque 2.0 et l'externalité positive), il faut prendre l'entreprise comme un être, donc prendre en compte son âme tout autant que son corps. Il faut partir des externalités positives, ce qui existe en dehors des produits et des cash flows. Ce qui définit Google, Apple, Amazon n'est pas leur produit, mais leur façon d'aborder le monde, de le changer. Leur marque a pris une dimension immatérielle. A titre d'exemple, BMW entend vendre aujourd'hui de la joie, et non plus des voitures. On se souvient qu'Arcelor a perdu la bataille contre Mital parce que cette entreprise se définissait simplement comme un (bon) producteur d'acier alors qu'elle aurait pu par exemple se définir comme un transformateur du monde d'objets qui nous entourent. Donc on trouvera du sens en participant à des entreprises/marques dont on sera salarié ou pas mais qui nous donneront le sentiment d'appartenir à un grand dessein transcendant les produits ou services vendus. On devient partie de communautés qui font avancer le monde. On voit bien que c'est l'enjeu de la Poste aussi, la seule façon de dépasser le débat légitime certes, mais réducteur, autour de son statut et de sa privatisation. C'est certainement ce que poursuit Orange avec sa communication sur « son » Internet « autrement et différent». Maintenant que la planète est en danger, que la croissance est en passe d'être partagée par tous, que les religions ne suffisent plus, tout ça n'est pas du baratin d'agences du pub, tout ça est essentiel au vrai sens du terme. Il faudrait aussi aborder l'entreprise et son devoir de garantir le bien être matériel des populations, mais c'est un sujet d'économie politique hors de ma visée. Dans une économie globale et délocalisée, c'est peut être à l'état de pendre cette charge, encore plus qu'avant.
Sur le comment réussir à travailler une fois qu'on a retrouvé le sens, je pense qu'il faut passer de façon urgente aux outils 2.0 dans l'entreprise, ne serait-ce parce qu'ils sont déjà présents en dehors de l'entreprise. Arrêtons la torture des empilages d'applications silos mal reliées entre elles où le travailleur est tel un ouvrier pris entre plusieurs chaines de montages aux cadences infernales. Le sort de Promethée parait presque enviable en comparaison. Il est grand temps de mettre en place un moteur de recherche unifié qui communique avec toutes les sources et applications, et des outils de réseau social et de collaboration, … Il faut simplement viser à donner un contexte de travail humainement gérable. Ce n'est même pas une question de retour sur investissement, même si le dit retour est colossal, c'est une question de respect de ses collaborateurs ou sous-traitants. Quand les entreprises offriront de tels outils, un point de blocage sera résolu. Ce n'est qu'une question d'outil, mais que peut faire un bon artisan sans les bons outils…
Réflexion intéressante.
RépondreSupprimerSouvent, dans une première étape,le progrès technique parait déshumaniser. Puis, dans une seconde étape, il génère les instruments qui permettent de corriger ses effets néfastes.
L'exemple du moteur de recherche pour entreprise parait à cet égard pertinent en ce qu'il permet de rétablir l'homogénéité de son système d'information et, quand il est bien conçu et utilisé,de faciliter le dialogue entre les personnes qui en détiennent le savoir.